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Quebecor et Les Kleenex

Photo gagnante catégorie sport au concours de la FPJQ en 2006 fait pour le journal 24 Heures

 

Retour en arrière

Mercredi dernier, j’apprenais la fermeture du département photo du quotidien montréalais 24 Heures appartenant à Quebecor. La mise à pied de trois photographes et de quelques journalistes m’a tristement touché. Ayant commencé ma carrière de photographe de presse au journal 24 Heures de 2004 à 2008 et ayant été en lock-out au Journal de Montréal de 2009 à 2011, je ne peux pas rester insensible à ce genre de mise à pied.

Le 1er janvier 2008, j’ai donné ma démission à la direction du 24 Heures, pourtant ce travail je l’aimais vraiment, mais je n’avais plus le choix. À cette époque, j’étais le seul photographe de ce quotidien, j’avais des journées assez remplies, de 6 à 9 assignations par jour. Souvent, je n’avais même pas le temps d’aller au petit coin, je mangeais entre deux assignations et je me déplaçais sans cesse partout à Montréal. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai pris la décision de quitter le 24 Heures. Cette décision n’était pas due au nombre d’assignations, mais plutôt aux dépenses engendrées par les déplacements de mon travail…

Mon salaire était de 500$ par semaine avec 150$ comme allocation pour mon auto et 50$ comme allocation pour mon équipement photo. Un beau 700$ qui se transformait en 510$ avec toutes les déductions en vigueur. Je travaillais donc pour 100$ par jour, incluant équipement, voiture, essence, etc. Ce n’est pas beaucoup, surtout que j’utilisais mon propre ordinateur portable et mon propre équipement photographique, un investissement de près de 20 000$. De plus, pendant près de deux ans, j’ai dû avoir en ma possession un cellulaire que j’utilisais pour mon travail, sans que la direction me rembourse l’utilisation de celui-ci. Même chose pour le stationnement que j’ai payé pendant plus de deux ans avant qu’ils acceptent que je l’ajoute à un compte de dépenses. J’étais au courant de ces conditions et je les ai acceptées à mon embauche en 2004, mais les temps ont changé.

 

La hausse

Le prix de l’essence passant de 68 cents à plus de 1.20$ en l’espace de deux ans a fait en sorte que j’ai demandé à la direction du 24 Heures une révision de mes dépenses. À un certain moment, en 2007, je devais payer de ma poche pour aller travailler, car les dépenses engendrées dans le cadre de mon travail ne payaient pas les frais engendrés par l’utilisation de mon auto…

J’ai remis ma démission, j’étais devant le néant, mais je refusais de travailler et donner une partie de mon salaire, 50-80$ par semaine, pour maintenir mon emploi. Ça devient ridicule de gagner 85$ par jour et de couvrir 8-9 assignations. Ça revenait à travailler pour 10$ l’assignation, comme dans le temps où je travaillais pour quelques journaux de quartier. Pourtant, j’étais à l’emploi de la plus grande entreprise de presse au Canada…

Malgré mes nombreuses demandes formulées, malgré le fait que j’ai démontré par écrit et expliqué que je perdais de l’argent en allant travailler, la direction de Quebecor n’a rien voulu savoir. Pour la direction du 24 Heures et de Quebecor, je n’étais qu’un Kleenex, qui après avoir été utilisé, était jeté aux poubelles…

 

Le conflit

Étant pigiste et étant surnuméraire au Journal de Montréal depuis 2006, je comptais faire quelques sous en remplaçant les congés de maladie et les vacances de mes collègues photographes au Journal. Heureusement, au Journal de Montréal, je n’avais pas à me soucier de mon compte de dépenses, je savais que toutes les dépenses engendrées étaient justement remboursées. J’y ai quand même travaillé tout l’été en 2008, avant d’accepter un poste au magazine La Semaine en fin d’été. Des rumeurs de lock-out au Journal de Montréal alimentaient de plus en plus le monde des médias.

Étrangement, le journal 24 Heures avait embauché trois photographes pour me remplacer fin mai, début juin. Au début, j’avais de la misère à comprendre pourquoi pendant près de quatre ans j’ai été le seul photographe à couvrir 8-9 assignations par jour et que d’un seul coup trois photographes ont été embauchés au 24 Heures. Je cherchais à comprendre pour quelle raison on m’a refusé une révision de mon compte de dépense, mais qu’on engage trois photographes pour faire mon travail.

Bizarrement, ceux-ci sont équipés avec ordinateur portable, cellulaire en plus d’avoir un salaire supérieur à ce que je fessais. C’est à ce moment que j’ai compris que la direction de Quebecor était en mode pré lock-out et qu’ils allaient se servir du 24 Heures pour fournir du contenu au Journal de Montréal durant le conflit.

Le 24 janvier 2009, les craintes de tous mes collègues du Journal de Montréal se confirmaient, un long conflit qui allait durer plus de deux ans était bien en marche avec un seul objectif : détruire le syndicat. D’un côté, 253 employés jetés à la rue et de l’autre, de jeunes photographes et journalistes, en quête de travail, ont accepté de fournir indirectement le Journal de Montréal, en allant travailler pour le 24 Heures et l’Agence QMI. On avait beau leur dire qu’ils se tiraient dans le pied en agissant de la sorte, mais l’espoir de travailler pour un grand média était tout ce qui comptait pour ces jeunes. Pourtant, ils ne semblaient pas comprendre que ce passe-droit était uniquement lié au fait qu’il y avait conflit, qu’éventuellement ils perdraient leur emploi.

Durant plus de deux ans, 253 personnes jetées à la rue ont cultivé une rage et une haine envers des opportunistes qui avait été engagés par l’empire. Les “rats”, les “pas bons” comme on les appelait, étaient présents sur le terrain. RueFrontenac étant présent dans le paysage médiatique, on se côtoyait sur le terrain. Souvent, les collègues photographes et journalistes des autres médias étaient solidaires à notre cause, mais après deux ans de conflit, une routine s’était installée, et les gens de QMI faisaient de plus en plus partie du monde médiatique. Tranquillement, les gens ont oublié que ceux qui étaient à l’emploi de QMI et du 24 Heures faisaient le travail de gens jetés à la rue, et ce, pour une fraction du prix. Car au fond, c’est de ça qu’il s’agit, ces gens n’auront été qu’une main d’oeuvre “cheap labor” dans le but de mettre 253 emplois à la rue et ainsi casser un syndicat.

 

La triste réalité

Quelle perspective d’avenir reste-t-il pour des gens de talents après un tel conflit? Quand tu as passé deux ans de ta vie à te battre contre un dirigeant qui agit tel un “voyou”, il ne te reste pas grand-chose. Bien sûr, il te reste les principes, mais si ceux-ci sont valorisants, ils ne sont pas très payants. Les emplois au niveau des médias se font de plus en plus rares, les conditions de plus en plus difficiles. Quand tu fermes la porte au plus grand empire, tu réduis tes chances de trouver un travail de 50-60%. Les gens envoient leurs photos gratuitement, le pseudo journalisme-citoyen étant à la mode, pour plusieurs d’entre-nous, la lumière au bout du tunnel semble très très loin.

Mercredi dernier, j’ai appris la mise à pied de ces photographes et de quelques journalistes du 24 Heures qui ont travaillé durant le conflit pour l’empire. J’aurais dû crier de joie. Pourtant, ce n’était pas le cas. J’aurais dû aller les voir et leur dire “je te l’avais dit que tu te tirais dans le pied en acceptant d”être embauché pour le conflit”. Pourtant, je ne l’ai pas fait. J’aurais dû crier sur tous les toits que les “pas bons”, les “rats” avaient eu ce qu’ils méritaient, mais ça n’a pas été le cas. J’étais sous le choc, tout comme eux, de voir une entreprise RENTABLE, détenue à 45% par les contribuables québécois, via la Caisse de dépôt, traiter ses employés comme des animaux. Quand tu te présentes au travail, qu’on te met à la porte et qu’on te donne 10 minutes pour prendre tes effets personnels (accompagné d’un agent de sécurité qui te pousse dans le derrière) c’est inhumain. Quebecor semble oublier que derrière des chèques de payes, derrière les chiffres et les profits, il y a des humains…

Tristement aujourd’hui, ces photographes et journalistes comprennent qu’au fond, tout comme moi, ils n’auront été que des Kleenex, qui après avoir été utilisés, sont jetés aux poubelles… C’est ça le pouvoir infini !

 


One Response to “Quebecor et Les Kleenex”

  1. Très heureuse d’avoir pu lire ceci. Cela aide beaucoup dans les décisions de choix de carrière.

    Un grand merci!

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